Le peintre et le pirate

14 08 2009

« Les contrepoids tombent, la charpente grince et, au même instant, les corps des condamnés se balancent en l’air. Hagards, les prêtres courent vers les champs, tandis que jugent et officiels leur emboîtent le pas. Pieusement, la foule baisse le front jusqu’à terre. L’indignation descendue le matin même des montagnes et des bois, portée par les ailes frémissantes du vent, tournoie désormais au sommet de la colline, et d’une main enragée catapulte l’orage. Les nuages descendent et s’entrechoquent, tels d’énormes navires lâchés sans capitaine dans une tempête prodigieuse, tandis que la foudre et les éclairs sabrent la colline. La pluie tombe à grosses gouttes. Déchaîné, le vent traîne les vivants, balance les pendus, et voici la potence du second qui s’effondre, sabrée par la foudre. Tombé dans la boue, le second regarde le ciel. A la lueur des éclairs, ses orbites sans sourcils donnent à ses yeux bleus grands ouverts un reflet de marbre glacé. En le quittant, la vie a laissé sur son visage une dernière empreinte, une expression inhabituelle de surprise enfantine. Quelque chose de semblable est également gravée sur le visage des autres pendus, comme si la surprise eût été leur ultime impression à la frontière entre la vie et la mort. Mais d’où leur vient cette surprise ? Nul ne le saura jamais. Le secret, ils l’ont emporté avec eux, ces pauvres fous, et il voyage peut-être en ce moment dans l’infini…

Quand toute la foule eut quitté la colline, derrière les clôtures et les pierres apparurent les visages terrifiés des fuyards. Couverts de boue, lamentables, les cheveux mouillés collés sur le front, ils fixèrent des yeux les potences et, fascinés par le spectacle de la colline, se mirent à l’escalader en trébuchant. Quand ils se retrouvèrent enfin devant les pendus, ils tressaillirent jusque dans l’âme et durent se soutenir mutuellement. La vue du second allongé dans la boue leur coupa les jambes. Tombant violemment, la pluie frappait avec obstination leurs têtes nues, et les sifflements du vent qui se déchirait dans les charpentes et les cordes piquaient leurs oreilles de mille fines aiguilles, tel un intolérable supplice chinois. Brisée de terreur, leur âme sombrait dans les visions. Ils virent à la lueur des éclairs des formes nébuleuses et furent soudain cernés par des voix étranges, terribles, portées en son sein par le vent depuis l’au-delà. Ils chancelèrent. Leurs yeux s’allumèrent d’éclats surnaturels. Le second, allongé dans la boue, se redressa d’un coup, leva le bras en une malédiction terrifiante, et au même instant ses orbites se couvrirent de sourcils. Ils poussèrent un cri déchirant et tombèrent inanimés sur le sol boueux. Le mercenaire scandinave resta seul debout – c’était d’ailleurs le seul à ne pas avoir perdu son chapeau. Mais quand il vit autour de lui ses camarades allongés dans la boue, son âme primitive, récemment initiée à la civilisation, eut grand-honte de la vigueur de son corps. Il jeta son chapeau, ramassa une pierre et la laissa tomber sur sa tête. Si bien qu’il perdit connaissance lui aussi. Alors l’indignation descendue ce matin-là des montagnes et des bois s’en retourna, fourbue, et se cacha dans ses foyers, cédant la place à l’arc-en-ciel.

Tout cela se passait vers l’an mil cinq cent, ou mil six cent, ou mil sept cent. Quand exactement, cela n’a guère d’importance, et d’ailleurs nous n’en savons rien. » pp.103-6

Còstas Hadziaryìris in Le Peintre et le Pirate, traduit du grec par Michel Volkovitch, Le Serpent à plumes, collection motifs.

Merci Maëlle pour ce livre de conversions. Pour le dire dans un style FB, « I like », ou mieux, « Become a fan ». Ce qu’en dit son traducteur. Recommend, recommend, et re-recommend.


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2 responses

18 08 2009
Maëlle

L’auteur du blog m’a dit un jour: « Je suis en train de lire Le prince et le pirate. Ils meurent tous… mais j’aime bien la façon dont ils meurent ! »; je n’aurais su mieux dire.

Retrouvé dans le carnet où était noté le même passage d’ Hadziaryiris que ci-dessus: « Combien elle désirait dans sa vieillesse, son frère mort, son frère unique, qui avait un jour commandé à leur vieille cuisinière un gâteau de violettes et de pétales de roses…Le fou! Une recette perse pour amants décidés à vivre douze jours durant de sommeil et d’amour. Ils avaient mangé le gâteau de fleurs avec avidité, mais elle était restée désespérément vertueuse; lui, encore, partait faire l’amour avec le ravissant fils de la cuisinière en riant comme un fou. Elle l’avait haï, elle l’avait jalousé, mais le code des bonnes manières de la vieille Turquie ne lui permettait pas de laisser libre cours à sa haine, d’élever un minaret de colère si haut qu’il aurait fait saigner le ciel »
Un turc dans le jardin, Xanthoulis, Actes Sud

19 08 2009
infundibuliforme

Il me faut trouver ce livre, definitely. Son « saigner le ciel » me fait penser à la poésie de Césaire. C’est un très bel extrait. Reviens-nous de Mulhouse. Il est des cloaques qu’il faut savoir quitter. A point. De croix ou de côté.

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